De la magie

La magie c'est ce qui ne s'explique pas. A partir du moment où un phénomène peut être situé dans une chaîne de causalité, il n'est plus magique, on l'a rationalisé.

Un magicien qui fait sortir un lapin d'un chapeau, ça n'est magique qu'à condition qu'il n'y ait aucune explication ; que le lapin n'ait pas été caché dans le chapeau mais qu'il sorte véritablement de l'air, matérialisé à partir de rien.

Mieux : pour parler véritablement de magie il faudrait que le magicien lui-même ne sache pas comment il s'y est pris. Car admettons qu'un homme puisse matérialiser un lapin par la force de sa volonté : un tel prodige serait d'abord qualifié de magique, car nous ne sommes pas habitués à voir le monde fonctionner ainsi. Mais ce qui nous trouble, en vérité, c'est uniquement ce caractère inhabituel : en lui-même, le phénomène aurait vite fait de ne plus nous surprendre si on l'observait fréquemment. Car il n'est pas magique en soi : nous savons qu'il est lié à la volonté du magicien, donc qu'il a bel et bien une cause... On peut le situer dans une chaîne de causalité, et pour cette seule raison, le ver est déjà dans le fruit : il cessera un jour de nous paraître magique, comme ont cessé de l'être les coups de tonnerre, les aurores boréales et les feux follets.

Prenez donc quelques années pour étudier sérieusement ce phénomène de matérialisation d'un lapin par la volonté : à la fin, vous aurez créé une science. Vous saurez comment ça marche. Vous aurez déduit des lois, vous saurez quelle formule on doit prononcer, comment faire apparaître deux lapins plutôt qu'un seul... et le sentiment magique aura disparu. Vous connaîtrez le mécanisme à fond, et il vous semblera aussi normal, aussi plat et mécanique que le roulement d'une bille sur un plan incliné.

Le vrai phénomène magique, c'est celui qu'on ne peut jamais comprendre, sur lequel la raison ne peut trouver aucune prise. Ce serait un phénomène dont les lois de fonctionnement changeraient du tout au tout sitôt qu'on aurait commencé à les décrire. Un effet sans cause, gratuit, réellement hasardeux, c'est à dire indépendant de tout objet, de toute intention, de toute loi.

A première vue c'est impossible. Le monde étant traversé de part en part par la loi de causalité (un effet a toujours une cause), on ne peut rien concevoir qui y échappe : ni phénomène matériel, ni acte, ni émotion. Rien n'arrive sans cause. On sait même qu'il est impossible à un être humain d'énoncer une série de chiffres totalement aléatoires : on y retrouve toujours des séquences inconscientes.

A première vue c'est donc impossible... Du moins à l'intérieur du monde. Car s'il y a bien quelque chose de vraiment insaisissable, quelque chose qui dépasse pour toujours le pouvoir de la raison, ce n'est pas un phénomène appartenant au monde, mais le fait même qu'il y ait un monde. La seule source de magie qui nous soit accessible, c'est celle qui fait que lorsqu'on ouvre les yeux, un monde se déploie devant nous : gratuitement, sans aucune raison, sans cause, sans explication. « J'existe, et le monde existe » : voilà tout ce que nous pouvons en dire, et le sens profond de cette phrase est déjà incompréhensible. Le seul moyen d'étouffer cette magie-là, c'est paradoxalement de la forcer à entrer dans un monde encore plus grand, dans lequel vit un dieu créateur : alors on retombe sur un enchaînement de causes et d'effets, et de nouveau, l'ivresse de la gratuité disparaît.

Mais si l'on maintient le mystère, alors tout redevient magique. On pressent la dimension transcendante derrière la poignée de la porte qui tourne, l'eau qui coule du robinet, une main qui s'ouvre, la lumière du jour. Car il n'existe rien, pas le moindre objet, fût-ce le plus simple et le plus intime, dont nous puissions avoir une compréhension réelle. Ce monde qui s'offre à moi : voici le miracle. Et le fait que je puisse en parler en disant « je », alors que je n'ai aucune conscience de ce que je suis réellement et du rapport que j'entretiens avec ce monde, c'est un autre aspect du même miracle.

C'est à partir de cette prise de conscience que, sans se raconter d'histoires, sans chercher d'idéologies chez des gourous à droite et à gauche, on peut le mieux réenchanter le monde.


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