Cherche regard neuf sur les choses



Il y a une route. 

C'est une très longue route. Elle chemine entre des arbres nains, aux troncs rendus lisses par les caresses d'innombrables mains. Elle est large, propre et bien balisée. Une superstructure impalpable, qu'on appelle Le Système, s'occupe de la maintenir en bon état ; de sorte que si nous restons entre les marquages au sol, nous éviterons les trous, les bêtes sauvages, mais aussi la solitude, l'angoisse et le doute. Car nous sommes un grand troupeau, et notre chaleur nous rassure.

Pourtant, nous sommes quelques uns à ressentir un trouble, comme un vague à l'âme, une nostalgie. Quelques fois, ça tourne même à l'angoisse : car il nous semble de plus en plus difficile d'entrer en contact avec la forêt. Les fleurs qui poussaient dans les fossés sont mortes d'avoir été trop tripotées, respirées, cueillies, et on les a finalement remplacées par des imitations en plastique. De grosses machines amplifient le chant du matin à l'aide de pompes, d'ampoules colorées et de mégaphones (car notre foule étouffe les sons et cache la lumière). Tant qu'on n'y fait pas trop attention, tout ceci reste un spectacle charmant, dont on profite « en toute sécurité ». Mais ne sonne-t-il pas faux parfois ? Et ne sonne-t-il pas de plus en plus faux ? Bien trop faux pour rester longtemps supportable ?

A mesure que nous avançons, l'environnement prend un drôle d'aspect. J'ai assez d'énergie pour ne pas écouter les fanatiques qui me chuchotent : « Hé, tu veux savoir ce qui te tracasse ? Il n'y a jamais eu de véritable forêt. C'est une histoire que vous avez inventé pour vous rassurer. Ton pressentiment bizarre vient de là : en vérité il n'a jamais rien existé d'autre que cette route, et derrière les rambardes c'est un décor peint. Tout est en plastique, tout est bidon depuis l'origine. » Ces types-là ont cessé de m'effrayer ; la racaille matérialiste ne m'impressionne plus. Mais il y a autre chose : si je me déchausse, c'est du goudron que je sens sous mes pieds. Du beau goudron, propre et tiède, agréable, balayé chaque jour ; mais à la fin, je voudrais de nouveau sentir la terre. Je la sentais autrefois, et je marche aujourd'hui à cinq centimètres au-dessus d'elle.

« Nous devons retrouver la dimension qui nous manque », murmurent des voix parmi la foule. « Nous devons chercher ailleurs que sur cette route. » Et je hoche la tête, et je me dis qu'ils ont raison. Mais ça ne dure pas : car au lieu de passer par-dessus la rambarde et d'ouvrir une voie vers des terres inconnues, armés de leur force créatrice, beaucoup se demandent s'il ne serait pas plutôt envisageable d'élargir la route. D'écrire aux services compétents, sur le ton agressif du touriste qui n'a pas pu voir le panorama promis sur la brochure, et d'exiger qu'ils amènent immédiatement des pelleteuses, des tronçonneuses et des bétonnières pour construire une route secondaire, qui nous permettra d'aller voir de vrais arbres. De vrais arbres, croyez-vous ? Peut-être, mais pas pour longtemps : car les routes amènent les foules, et les foules les clichés, les normes, les baraques à frites sécurisées et les cornets de glace sans gluten, et d'innombrables mains iront caresser les trésors autrefois cachés dans la forêt, et tout cela se changera de nouveau en plastique. Ce n'est pas pour rien si Dalí refusait de se dire surréaliste, ce n'est pas pour rien si Cézanne emmerdait les impressionnistes : même les systèmes marginaux les gênaient dans le rythme de leurs pas.

C'est tragique, mais s'il y a une route il n'y a plus de forêt, et si je veux entrer dans la forêt, il ne peut pas y avoir de route : c'est à dire que je dois y aller tout seul. C'est à dire que c'est mon problème avant d'être celui de la société. C'est à dire encore que je dois ouvrir ma propre voie. Si l'art est intimement lié à la vie, ce que je crois, alors je ne dois plus supporter ces simulacres, cette nourriture en caoutchouc, ces histoires qui ne racontent rien, ces drogues abrutissantes. Mais si je dis : « suivez-moi, nous renverserons ces idoles pétrifiées pour reconquérir la vérité », je me prépare à recréer un système, à couler du goudron, et j'ai perdu avant d'avoir commencé.

Attendez. Je ne veux plus de goudron. Je cherche ma voie pour me souvenir des dieux, car je ne les entends plus chanter depuis la route et je ne sais plus comment les honorer. Le troupeau met une énergie formidable à faire croire qu'une vie sauvage irrigue encore ses rangs, mais ce n'est plus de la vie, c'est une imitation. Ce sont des faussaires qui parlent. Leur vacarme couvre le bruit du vent. Ecoutez leurs cris : tous ces gens qui vous hurlent leur particularité au visage, particularité en série, étiquetée, préfabriquée, montée à la chaîne, vue et revue cent mille fois ; tous ces gens qui veulent avoir l'air sincères et impitoyables de vérité, mais exigent d'abord d'être validés et soutenus par le système ; tous ceux qui n'ont pas le courage de marcher dans les herbes mais crient partout que c'est la faute des Ponts et Chaussées, et vous découragent d'y aller en vous disant que vous risquez gros, ou bien que votre égoïsme encourage le système à ne jamais goudronner. Ils veulent entraîner tout le monde avec eux : ils veulent l'approbation de toute la société avant même d'oser regarder sérieusement une pâquerette.

Leurs désirs semblent antinomiques, mais c'est parce que ce ne sont pas vraiment leurs désirs. Ils se font passer pour ce qu'ils ne sont pas. La vérité, l'amour, la légèreté, jamais ils ne les trouveront sur ces autoroutes à quatre voies où roule le gros des artistes syndiqués, pressés d'inventer des lois, des statuts et des systèmes avant de s'enthousiasmer pour la lumière du matin. Mais c'est parce qu'au fond, même s'ils vous crient le contraire à longueur de temps, ils préfèrent la chaleur du troupeau à la vérité des arbres et du soleil. Jamais ils ne concevront quoi que ce soit d'habité, de vivant, de valable, s'ils posent comme condition de départ d'emmener le plastique et les touristes avec eux. Mais ils ne veulent rien concevoir d'habité : les contrefaçons se vendent mieux.

L'horreur du cliché. Le dégoût de la copie. Ce que je veux fabriquer, je ne veux pas qu'on le trouve dans les stations-service au bord des routes. Ce qu'on entend partout, je n'ai aucune intention de le chanter sur un autre ton pour faire croire que c'est neuf. Je ne veux pas imiter le bruit d'une source à laquelle je n'ai jamais bu ; je veux d'abord voir la source. Et ensuite je la peindrai, pour en raconter la gloire du mieux que je pourrai. C'est la nature sincère que je cherche, et non ces arbres auxquels il manque l'odeur de la sève. Je les ai vus mille fois, ces arbres déprimés, et j'ai dit mille fois qu'ils étaient beaux, mais je ne sais même plus ce que c'est que la beauté.

Je sais que les faussaires parlent plus fort que moi, que leurs poudres brillent et sentent fort. Ils hypnotisent les foules car le vacarme, les dimensions colossales et les couleurs vives les abrutissent, tandis que mes pâquerettes n'intéressent personne. Tant pis. Je ne supporte plus les contrefaçons.

Quand il s'agit de la relation entre la vie et l'art, le système ne m'intéresse pas. J'en connais l'inestimable valeur structurante et protectrice, et la dernière chose que je veuille est de la voir s'effondrer. Je n'ai aucune hostilité envers ce qui existe déjà. Mais, comme un enfant attiré par un bruit dans les fourrés, je veux pouvoir soudain suivre une intuition ; et si j'ai suffisamment travaillé, si mon camouflage est efficace et mon pied suffisamment léger, je pourrai peut-être m'écrier : Regardez, un renard ! Un vrai renard sauvage !  et si des gens m'entendent, ils s'approcheront peut-être, et nous partagerons un instant la complicité de nous savoir vivants, au sein d'un monde plus grand que nous. Quoi d'autre ? Que pourrais-je bien souhaiter de plus ?

Et bien, que si une route devait passer un jour par le coin où j'ai vu un renard, je sois déjà très loin devant, toujours lancé à sa poursuite.

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